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1918 : le remarquable itinéraire d'un colis postal

 Au fil de l'année 1918, la situation de la Russie devient d'une grande complexité. Les Bolchéviks ont pris le pouvoir le 25 octobre 1917 et contrôlent pour l'essentiel les grandes métropoles, principalement l'axe Moscou-Petrograd. Les anciennes régions éloignées de l'Empire, non russes, prennent leur autonomie, et, pour certaines d'entre elles, ont déjà déclaré leur indépendance. L'Ukraine est dans la tourmente.

 Après la complète dislocation de l'ancienne armée impériale sur le front de l'ouest et le désastreux traité de Brest-Litovsk, l'armée allemande rompt l'armistice du 18 décembre 1917, sous le prétexte de soutenir le gouvernement de la Rada ukrainienne qui a déclaré son indépendance, et dont Petlioura a la charge de construire l'armée nationale. L'armée allemande s'enfonce profondément en Ukraine et en chasse les gardes rouges. Le 16 mars, les troupes allemandes entrent dans Kiev, puis elles poussent leur avantage en Russie jusqu'à occuper Rostov-sur-le-Don le 8 mai, où elles renversent l'éphémère République Socialiste du Don. Petlioua se réfugie dans la clandestinité et la guérilla, Makhno fédère les premiers éléments des futures armées vertes contres les exactions des allemands et des grands propriétaires auxquels sont rendues les terres. La République Soviétique Populaire Ukrainienne, proclamée le 23 mars, est renversée le 29 avril par un coup d'état qui met au pouvoir l'Hetman Skoropadsky.

    C'est après cette longue mais indispensable contextualisation que se présente un intéressant document : 

recto

verso

    Il s'agit d'un formulaire accompagnant un colis "Сопроводительный адресъ къ посылкѣ" et dont la mention "sans valeur" " Безъ цѣны" a été rayée par "Заказной" soit "recommandé". En termes philatéliques, cela traduit la pénurie de matériel et l'inventivité indispensable liée à ces conditions. Nécessité fait loi ; et c'est une constante que l'on retrouvera durant toute la guerre civile.

     Le colis est parti de Kiev Vokzal (gare) et arrivé à Rostov-sur-le-Don.

 
        On ne peut qu'aussitôt s'étonner des dates. Le colis a en effet été pris en charge à la gare de Kiev le 1 octobre 1918, et il est arrivé le 21 septembre 1918! Non, non, pas d'erreur, ni de contrefaçon. La réforme du calendrier imposée par le Sovnarkom et le passage du calendrier julien au calendrier grégorien imposent un saut dans le temps à toute la Russie, qui passe du 31 janvier 1918 au 14 février 1918... A toute? Non, car si les Bolcheviks prennent Rostov le 26 janvier 1918, la ville demeure disputée aux Blancs jusqu'en avril. Avec la reprise de la ville avec l'aide des Allemands en mai 1918, les Blancs, qui voyaient cette réforme comme une atteinte à leurs valeurs orthodoxes traditionnelles, ont conservé de fait leur calendrier julien, ce qui produit cette étonnante incongruité temporelle. 

    Il y a d'autres éléments intéressants dans ce formulaire. Tout d'abord l'affranchissement est mixte, mais aussi dual et différé dans le temps. Le coût du transfert de ce colis de Kiev à Rostov s'établit à 11 roubles et 85 kopecks, ce qui laisse envisager un poids de 3 à 4 kilogrammes, avec une valeur assurée moyenne d'environ 8 roubles. L'affranchissement de 12 roubles, légèrement supérieur à ce qui était demandé, n'était pas rare ; il se compose de 9 timbres de 1 rouble 1917 surchargés du trident de Kiev 2d (selon Bulat), mais aussi d'un timbre "tête de Cérès" de 30 schagiv (30k) ukrainien, et d'un timbre de 70k russe et de quatre timbres de 50k russes. Depuis le décret du 20 août 1918, les stocks restants de l'empire russe en possession de l'état ukrainien doivent être surchargés d'un trident, et l'affranchissement avec des timbres russes est interdit à compter du 01 octobre. C'est à cette date d'interdiction qu'est donc expédié ce colis, qui n'aurait donc jamais dû partir ainsi affranchi.

 


    Ainsi que je l'ai mentionné, l'affranchissement est aussi dual et différé dans le temps. Il y a eu en effet un deuxième affranchissement, de  60 kopecks, payé par le destinataire Ebergelm, oblitéré à la date de retrait du colis, le 25 septembre 1918. On voit d'ailleurs bien les 60k ajoutés soigneusement à la main par l'employé de poste, pour poste restante. Une question se pose néanmoins ; comment le colis a-t-il pu être accepté par une administration blanche, par ailleurs férocement nationaliste, qui refusait toute sécession d'une région de l'Empire, et donc tout accord d'alliance, ce qui les mènera à leur perte? Il eût été logique que des timbres surchargés du trident, symbole de l'indépendance ukrainienne, ne soient pas acceptés. C'est sans tenir compte du rôle facilitateur des Allemands qui occupent les deux régions. L'ataman Krasnov, allié des Allemands, semble bien plus conciliant sur ce point que ne le seront les Denikine et Wrangel un peu plus tard.

    Ensuite ce colis, parti le 1er octobre 1918 du calendrier grégorien, est donc arrivé le 3 novembre, ce qui peut sembler long, mais qui correspond au transit du courrier dans ces moments agités, entre mouvements militaires et réquisitions. Le trajet suivi aurait pu être celui-ci :  Kiev → Poltava → Kharkov → Lozovaya → Donbass (Lougansk, Debaltsevo) → Taganrog → Rostov. Comme je l'ai rappelé, les campagnes sont loin d'être pacifiées, mais les Allemands gardent les voies ferrées et les gares ; ces artères vitales seront les principaux enjeux des combats ultérieurs entre Blancs et Rouges.

 


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